3

On eût dit qu'il n'était jamais parti. Loin encore en aval, il devinait plus qu'il ne les voyait les grands édifices qui s'élevaient telles des falaises basses de la terre alentour, pour mieux se confondre avec elle. À mesure que le navire approchait, Huy découvrait les peintures fanées, les statues éboulées et les pylônes craquelés. À quoi ressemblerait la ville au sud du domaine des temples ? Il se rappela les ruelles étroites et grouillantes de monde derrière les larges avenues, le désordre des marchés, l'odeur aigre de poisson au port. Il observa les bacs qui progressaient lourdement entre les rives orientale et occidentale, entre la cité des vivants et la cité des morts, sur le large cours brunâtre du Fleuve.

Un spectacle si familier, et pourtant si différent ! Il avait passé là les vingt-trois premières années de sa vie, et voici qu'il y revenait en étranger. Rares seraient ceux qui se souviendraient de lui, ou admettraient qu'ils le reconnaissaient. Cela serait peut-être un avantage, vu la besogne qu'il avait à accomplir.

Tandis que le navire faisait son entrée et que le maître d'équipage se tenait à la proue, prêt à sonner du cor pour avertir le trafic de leur arrivée, Amotjou fit signe à un marin de le rejoindre.

« Quand nous accosterons, dit-il à Huy, je débarquerai le premier. Des gens de ma maison seront venus à ma rencontre, et si l'on me voit arriver avec un étranger, on posera des questions. Tu attendras à bord que le déchargement soit terminé, puis tu partiras avec Amenworse, dit-il en désignant le marin aux épaules carrées, qui semblait originaire du septentrion. Il te conduira en lieu sûr.

— Tu es bien organisé. Les dieux t'ont-ils averti que tu allais me rencontrer ?

— Non, répondit Amotjou en souriant, mais dans mon métier il m'est arrivé de transporter des passagers un peu particuliers, qui ne souhaitaient pas attirer l'attention sur leurs allées et venues, si bien que nous avons paré à toute éventualité. Mais ne t'inquiète pas. J'enverrai un message pour prévenir de ta venue.

— Puis-je savoir de quel lieu il s'agit ?

— Je t'en réserve la surprise. Tu seras en de bonnes mains. Je te retrouverai là-bas plus tard. »

Quand Amotjou fut parti, Huy resta assis sur le pont arrière à observer les manœuvres de déchargement : des sacs d'orge, des blocs dégrossis de calcaire blanc de Toura destinés au programme de reconstruction d'Horemheb, des rondins de cèdre provenant de l'Empire perdu jouxtant la grande mer verte. En dépit de la légèreté de la cargaison, l'après-midi toucha à sa fin avant que le travail fût terminé. Huy avait compté mettre ce temps à profit pour définir une stratégie, élaborer un plan de bataille dans son cœur, mais alors que le soleil descendait une fois de plus à l'horizon, il constata qu'il n'avait abouti à rien, qu'il n'avait rien trouvé. La panique creusait dans son estomac un vide que pas même le vin laissé par Amotjou n'aurait pu combler. En fait, il ne se sentait pas assez sûr de lui pour boire. Il était clair qu'en dépit de toutes ses protestations, Amotjou ne lui faisait pas encore confiance ; et pour sa part, il ne pouvait pas davantage se fier à son ancien compagnon d'études. Le marin Amenworse, qui effectuait le déchargement avec les autres, ne cessait de lui jeter des regards obliques, et Huy se demandait ce qu'il savait au juste de la situation. Pour se donner une contenance, il avait sorti sa palette et griffonnait sur un éclat de calcaire à la manière d'un employé consignant et pointant les marchandises débarquées.

Enfin le travail fut achevé. Avant que les marins qui n'étaient pas de faction eussent quitté le bateau pour se rendre, si Huy les connaissait bien, tout droit au quartier des bordels, Amenworse lui fit signe. Ils allaient partir ensemble, dissimulés dans le flot d'humanité qui descendait la passerelle de débarquement.

À proximité les attendait une voiture à bras légère, dont la superstructure en lin était encore levée, comme pour protéger ses passagers du soleil. Ce n'était pas la seule sur la place rectangulaire en terre battue qui surplombait le quai, et à laquelle on accédait par quelques marches. Amenworse et Huy n'attireraient pas plus l'attention que n'importe quel client partant faire un tour en ville.

Dès qu'ils furent montés, les deux conducteurs passèrent sous la barre qu'ils ajustèrent ensuite au niveau de leur taille, et au moment où la voiture s'inclinait derrière eux, ils entraînèrent le véhicule en avant et partirent à vive allure. Il n'y avait pas eu de discussion concernant le prix de la course, et aucune destination n'avait été indiquée.

Sitôt qu'ils quittèrent l'abord des quais, ils furent enveloppés par le remue-ménage des rues, cernés par les maisons en brique crue, dont les plus prospères s'ornaient de portes et de linteaux en bois. Maintes d'entre elles étaient sérieusement délabrées, leurs murs balafrés là où l'enduit de stuc était tombé, présentant la morne couleur brune que prend la chaux avec le temps ; cependant, certaines demeures étaient tendues de fragiles échafaudages en palmier. La route était en terre battue, car la ville était construite au-dessus du niveau du Fleuve à son point d'inondation le plus haut, et Nout versait rarement des larmes sur son peuple heureux, si bien que le pavage était superflu. À cette heure du jour, il y avait peu de monde. Les gens étaient chez eux ou de nouveau au travail après la pause de l'après-midi. Sur les places découvertes qui jalonnaient leur trajet, des commerçants avaient étalé leur marchandise sur des draps : cruches d'huile de palme, cosmétiques, poisson séché, dattes ; à l'ombre, les bouchers protégeaient leur viande des mouches et du soleil en l'enveloppant dans un linge humide. Les voyageurs pouvaient entrevoir, par les passages entre les maisons et au bout des rues latérales qui aboutissaient directement au rivage, les falaises de grès des grands édifices bâtis par les dieux-rois, pour durer de toute éternité. Les façades fourmillaient d'ouvriers tandis que la cité préparait sa renaissance.

Le dos raidi sous l'effort, la tête ceinte d'un turban en toile grossière, les conducteurs gravissaient la large route en pente douce qui menait du centre de la ville au quartier des marchands, où les maisons étaient plus vastes et spacieuses. Enfant, Huy venait souvent jouer dans la villa du vieux Ramosé, sur l'invitation d'Amotjou. Là, peu de chose avait changé. Rien ne suggérait la décrépitude à laquelle il s'était un peu attendu, même si à dire vrai plusieurs demeures étaient vides, leurs jardins et leurs bassins à poissons laissés à l'abandon. Le long des rues, des palmiers et parfois un figuier offraient une ombre avare. Les grands réservoirs creusés dans le sol, laborieusement alimentés par des esclaves rapportant des jarres remplies au Fleuve, assuraient une provision d'eau suffisante pour que le quartier restât frais et verdoyant en permanence.

Ils tournèrent enfin et pendant plusieurs coudées longèrent un haut mur blanc, pour faire halte devant une porte peinte en ocre, ornée d'un signe de vie ankh. Sur ce, Amenworse, qui n'avait pas prononcé un seul mot durant tout le temps où Huy avait été sous sa charge, fit un geste sec du menton pour lui indiquer qu'il devait descendre.

« Où sommes-nous ? »

Nouveau signe du menton.

« À qui appartient cette maison ? »

Huy remarqua alors qu'Amenworse ne le regardait pas dans les yeux mais fixait ses lèvres. Le regard du marin rencontra le sien, et l'homme ouvrit la bouche, d'où il ne sortit qu'un son étranglé et confus. Sans ajouter un mot, Huy jeta sa sacoche sur son épaule et descendit sur le sentier, dont il sentait la chaleur à travers ses sandales en feuilles de palmier tressées, par cette fin d'après-midi.

Il n'était pas plus tôt descendu que les conducteurs repartirent d'un pas feutré, et qu'il se retrouva seul dans la rue silencieuse et ensoleillée.

Il s'apprêtait à cogner à la porte quand celle-ci s'ouvrit vers l'intérieur, glissant silencieusement sur ses gonds pour révéler un jardin d'une plaisante symétrie, où des lotus entouraient un bassin rectangulaire habité par de gros poissons foncés. En retrait de l'entrée, il découvrit une servante vêtue d'une longue tunique et arborant à ses poignets comme à ses chevilles des anneaux de cuivre. Peut-être l'avait-on déposé chez Amotjou, finalement, mais à la porte de derrière.

C'est alors qu'il la vit.

À leur dernière rencontre, elle devait avoir douze ans. Que de changements s'étaient accomplis, en six années ! À l'époque, elle était déjà jolie et le vieux Ramosé recevait trois prétendants. Il n'était pas pressé de la marier, car elle emporterait une jolie dot qu'il ne voulait pas voir s'éloigner trop de la famille. S'il avait agi à sa guise, il l'aurait donnée comme seconde épouse à Amotjou, qui n'était jamais que son demi-frère ; mais la mère de la jeune fille, première concubine de Ramosé, s'y était farouchement opposée. Cela avait mis Ramosé dans une humeur noire, à l'époque, mais depuis la mort de la mère d'Amotjou sa première concubine était devenue sa favorite, et il se sentait incapable d'aller contre ses désirs. En l'absence de cousins, il n'avait pu prendre aucune décision sur le choix d'un époux pour sa fille Aset, d'autant qu'elle-même, montrant l'obstination de sa mère, avait refusé tous les prétendants qu'on lui avait présentés jusqu'à la mort du vieil homme.

Elle n'avait pas encore vu Huy. Debout dans l'encadrement d'une porte, elle tournait légèrement la tête vers l'intérieur, s'adressant à un interlocuteur invisible. Il sut immédiatement, au style de sa coiffure et aux plis de sa robe, qu'elle n'était pas encore mariée, et fut un peu surpris d'éprouver tant d'émoi à cette découverte. En même temps, il avait douloureusement conscience d'être couvert de sueur et de la poussière de la route, et regrettait de n'avoir pu se baigner et se changer avant de la rencontrer. Elle se tourna pour descendre la courte et large volée de marches qui menait au jardin, et il retrouva l'expression fermée de son visage, ce léger froncement de sourcils qui, il s'en souvenait, apparaissait quand elle était confrontée à une obligation ennuyeuse. Il se demanda si Amotjou lui imposait souvent ainsi la présence de ses mystérieux passagers. Il se demanda, aussi, quelle serait sa réaction lorsqu'elle le reconnaîtrait. À supposer qu'elle le reconnût.

Mais elle le fit immédiatement. Son front s'éclaira tel le ciel après la nuit et ses yeux sombres s'agrandirent, pleins de plaisir incrédule. Les quatre serviteurs, trois filles et un homme, qui l'avaient suivie hors de la maison, se détendirent à leur tour en la voyant sourire.

« Huy ! Quel bon vent t'amène ? Mon frère m'a dit d'attendre un invité ; il m'a caché que cette visite serait un plaisir.

— Tu flattes un vieil homme.

— Entre, et ne te fais pas plus bête que tu n'es ! »

Elle le prit par le bras pour le faire entrer dans la maison. En sentant la pression légère de sa main, il se demanda si, en vérité, il était possible d'être plus bête, mais les années avaient passé sans la présence d'une femme à ses côtés, et le parfum d'Aset captivait et chatouillait ses narines. Ce n'était qu'un rêve, bien sûr, mais pas moins plaisant pour autant. Elle lui montra sa chambre, et tandis que les serviteurs le déshabillaient, l'installaient dans la baignoire puis faisaient couler sur lui des jarres d'eau froide, la fatigue, le doute et l'inquiétude s'effacèrent.

 

« Amotjou dit que tu peux tout m'expliquer. J'en suis certes honorée. Mais dis-moi plutôt ce que tu as fait depuis le temps où j'étais petite.

— C'est une très longue histoire, le temps manque pour la raconter.

— Mais j'espère bien que tu resteras assez longtemps pour cela. »

Le teint pâle d'Aset rehaussait l'ébène de ses yeux et de ses cheveux. Elle était petite et fine, avec quelque chose d'encore très enfantin dans les mouvements. Elle débordait tant d'énergie qu'elle ne semblait pas marcher, mais danser. Une intelligence vive brillait dans son regard et éclairait son visage ovale, encadré de centaines de petites nattes. Ses mains étaient fortes, comme celles de son frère, et son menton pointait d'un air décidé. Huy eut le souvenir d'Aahmès, avant que son visage ne fût constamment empreint de tristesse.

« Comment occupes-tu ton temps, Aset ? »

Elle eut un sourire espiègle.

« Je dirige le vignoble que mon père m'a laissé. Amotjou n'arrive pas à le comprendre. Il pense que je ne me marierai jamais. »

En bavardant avec elle, Huy sentit le plan qui lui avait échappé tout l'après-midi commencer à se former dans son cœur, quoique non sans mal. Mais les questions qu'elle lui posait étaient précisément celles dont il avait besoin pour être stimulé.

« Voudras-tu rencontrer Rekhmirê ?

— Oui. Est-il possible d'arranger une entrevue ?

— C'est possible. Mais il est devenu un homme très important. Il a déjà abandonné l'excavation de son tombeau au bout de la Vallée et en fait entreprendre un nouveau, plus grandiose, et plus proche du centre où reposent les rois. Quand aimerais-tu le voir ? Sous quel prétexte ?

— Pas si vite, dit Huy. D'abord, j'ai besoin de prendre le pouls de la ville. Je suis devenu un étranger, ici. Je ne peux pas aller dans les rues à l'aveuglette. S'il y a une accusation dont Rekhmirê doit répondre, il faut la construire. Jusqu'à présent, le seul élément dont je dispose est l'histoire que je tiens de ton frère.

— Lorsqu'il s'agit de Rekhmirê, mon frère a peur des ombres.

— Sais-tu si quelqu'un d'autre aurait pu le menacer ? »

Aset resta silencieuse.

« Tu réfléchis, ou tu ne sais pas ?

— J'étais en train de me dire que, finalement, personne n'a subi aucun mal.

— Amotjou a pris la chose suffisamment au sérieux pour partir. Il ne m'a pas ramené ici par plaisir.

— Il se lance dans la politique, maintenant que l'ordre revient dans le pays. Et il a peur des ombres.

— Oui, tu me l'as dit. Mais est-ce que ce sont vraiment des ombres ?

— Cela, dit-elle en le regardant droit dans les yeux, c'est à toi de le découvrir. »

 

On l'avait vu arriver. On l'avait forcément vu, et peut-être reconnu, car alors qu'il marchait parmi la foule dans une rue du centre-ville, un homme de haute taille le bouscula. Il disparut sans donner à Huy le temps de réagir, mais il avait laissé un souvenir : une fine bande de papyrus pressée dans un pli de son manteau. Elle portait pour seul message les mots « ce soir », ainsi que le nom d'une tombe de la Vallée.

Ce nom, Huy le connaissait bien. C'était de la besogne rondement menée ! Il n'était pas de retour dans la capitale du Sud depuis plus de trois jours. Le tout était de savoir si le message était l'avertissement d'un ami ou un piège tendu par un ennemi.

Le papyrus ne livrait pas d'autre information, pas le plus petit indice. Il ne restait plus à Huy qu'à se poster près de la tombe et à attendre. Quant à ce qu'il ferait si quelque événement survenait, il n'y pensa pas à cet instant. Son entraînement militaire n'était plus qu'un lointain souvenir et il ne possédait même pas de dague. Il se pouvait aussi que rien n'advienne. Mais il était improbable que ce rendez-vous sur un bout de papier fût sans objet.

Il décida de n'en souffler mot à personne. Il n'avait encore aucune révélation à faire à Amotjou, mais son ami ne s'impatientait pas et s'occupait d'arranger une audience à son intention auprès de Rekhmirê, tâche qui, vu la complexité du jeu politique dans la capitale du Sud, supposait de faire intervenir ses relations jusqu'à un très haut niveau de la hiérarchie. Par ailleurs, Huy avait demandé à Amotjou de lui préparer une résidence en ville et de lui donner un domestique le plus tôt possible. Il les considérerait comme un acompte en contrepartie de ses services. Il n'en avait rien dit à Aset. Elle aurait été offensée, l'aurait pressé de rester, et il aurait été tenté. Mais à dire vrai, il était trop habitué à sa propre compagnie et croyait avoir besoin de solitude.

Il ne parlerait pas non plus du papyrus à Aset. Ce fut la décision la plus dure à prendre, car l'homme dont la tombe était mentionnée n'était autre que le vieux Ramosé. Huy se disait que, quoi qu'il advînt, le tombeau serait gardé. Le billet faisait peut-être simplement référence à un lieu de rendez-vous, l'expéditeur indiquant une tombe dont Huy connaîtrait à coup sûr l'emplacement.

Il prendrait le bac au crépuscule, bien qu'il brûlât d'impatience de s'y rendre sur-le-champ. L'après-midi, en dépit des palmiers que l'on y avait plantés à profusion, la Vallée était l'enclume du soleil. Hormis les ouvriers à l'œuvre dans les excavations fraîches qu'ils creusaient dans la roche, il n'y aurait personne.

Le soir le trouva sur la rive occidentale, où les bâtiments allongeaient déjà leur ombre vers le Fleuve. Rasant les murs aussi longtemps qu'il le put, car il n'avait aucun mandat officiel et devait éviter toute confrontation, il prit le long chemin qui menait à la sépulture de Ramosé, dont il se souvenait du temps où elle était en construction, et où Ramosé les avait emmenés la voir, Amotjou et lui. Les bâtisseurs avaient percé un imposant vestibule, qui serait dominé par la statue de Ramosé, et au bout duquel une antichambre conduisait à la chapelle dont la fausse porte permettrait au ka d'aller et venir de la tombe proprement dite. Celle-ci devait se trouver au fond d'un puits vertical, taillé dans la roche jusqu'à une profondeur de quatre coudées. À l'époque, les salles ne portaient pas encore les riches peintures dont elles étaient sûrement ornées désormais, mais il ne faisait aucun doute que c'était le futur tombeau d'un homme très fortuné. Et la fierté de Ramosé était si flagrante que le jeune Huy en avait conçu de l'envie, pour son propre père.

Marchant toujours, il dépassa les dernières cabanes d'ouvriers, à présent désertes, et monta vers la cité silencieuse, taillée dans les falaises, où résidaient les morts illustres. Il ne les craignait pas ; ils existaient à côté des vivants, heureux s'ils étaient honorés et nourris de mets rituels, si leurs noms étaient prononcés et restaient dans les mémoires. Mais le silence qui régnait là-haut lui inspirait une terreur religieuse, et les trous d'ombre noire au milieu des rochers semblaient receler tous les démons du Livre des Morts. Il progressait aussi discrètement qu'il le pouvait, mais l'écho de ses pas sur le sol caillouteux paraissait assourdissant, le crissement et le roulement des pierres ne pouvaient que le trahir.

La nuit tombait rapidement, et le noir aurait été absolu sans une lune mince dont Huy était reconnaissant. Elle rendait les ombres encore plus effrayantes et accentuait le silence, cependant il n'aurait pu trouver son chemin dans l'obscurité totale d'une nuit sans lune. En se retournant, il pouvait contempler la ville tout en bas, dont l'astre gravait la silhouette sur le désert. Quelques feux tremblotaient ; à cette distance, leur éclat était presque trop faible pour lui parvenir.

Il se prit à penser aux gardes postés par Amotjou. Les hommes qui s'engageaient dans ce genre de besogne étaient souvent d'anciens soldats, ou se prétendaient tels. Ils monnayaient leurs services au prix fort, bien qu'on pût difficilement vérifier qu'ils s'acquittaient de leur tâche.

Huy n'enviait nullement ceux qui étaient forcés de passer leurs nuits en ces lieux pour gagner leur vie. Preste et silencieuse, une chauve-souris frôla sa tête à l'improviste et il se baissa pour l'éviter, frémissant de peur. Après avoir attendu un moment que sa respiration retrouve un rythme régulier, il continua. Il ne devait plus être loin, car il avait atteint la limite extérieure des sépultures, l'endroit où les très riches étaient autorisés à côtoyer les membres les moins éminents de la famille royale. Seuls les plus influents parmi les prêtres et les hommes politiques, seuls les favoris pouvaient franchir ce cercle sacré.

En atteignant la crête rocheuse voisine, il distingua l'entrée de la tombe au-dessous de lui. Ainsi qu'il l'avait espéré, il la dominait selon une perspective qui lui permettait de voir sans être vu. Il se pressa dans l'ombre – l'ombre amicale, cette fois, songea-t-il non sans humour – et scruta la petite arène formée par la muraille rocheuse dans laquelle l'hypogée avait été creusé, et le parapet bas de pierre taillée qui s'incurvait de part et d'autre pour former une cour presque circulaire.

Le clair de lune semblait s'y concentrer, et Huy put déchiffrer les inscriptions qui entouraient la porte : le nom du mort, l'invocation à Rê, l'invocation à Horus et Osiris, la prière pour la nourriture, et la prière pour ne pas être oublié. La porte elle-même, en cèdre massif incrusté de bronze, avait du prix. Si elle n'était pas gardée, elle serait découpée et emportée. Sans parler de ce qu'elle protégeait.

Gâchant l'effet de toute cette magnificence, une vulgaire cabane hâtivement montée contre le roc à droite de la porte laissait filtrer un peu de lumière. Ainsi, il y avait des gardes.

Le mode d'opération normal, pour des pilleurs de tombes, consistait à creuser la roche friable de l'extérieur, dans la direction exacte de la chambre funéraire, où étaient entreposés les principaux trésors afin que le défunt en jouisse par l'entremise de son ka… Si, contrairement à l'habitude, cette entrée-ci n'était pas dissimulée – le vieux Ramosé n'avait jamais pu résister à la tentation d'éblouir son monde –, le couloir qui s'étendait au-delà était probablement piégé. À moins d'avoir connaissance des mécanismes, même si l'on réussissait à pénétrer dans le vestibule enténébré, on risquait d'être précipité au fond d'un puits, coupé du but, voire écrasé par une pierre coulissante.

Huy s'installa pour attendre il ne savait quoi. Il avait beaucoup marché et ses pieds étaient endoloris. En tendant l'oreille, il percevait confusément la conversation étouffée des gardes. Durant la première heure, personne ne sortit de la baraque. Il observait la lune pour mesurer la progression du char d'argent de Khonsou au-dessus des routes obscures.

Il dut s'assoupir, car lorsqu'il leva à nouveau la tête, le char d'argent était haut et mince, et il se sentit transi jusqu'au centre de l'estomac. Quelque chose – un bruit – l'avait éveillé. L'associant dans son cœur au rêve dont il avait été tiré, il ne parvenait pas à le définir. Puis, alors qu'il fouillait sa mémoire, le bruit résonna encore. Le jappement sec et perçant d'un chacal, étrangement sonore et proche, quelque part en bas vers la gauche. Presque immédiatement, du mouvement se fit dans la baraque et deux hommes en sortirent. Huy se demanda s'il pouvait en rester un troisième à l'intérieur, mais il jugea que l'exiguïté de la cahute excluait cette éventualité, à moins qu'il s'agît d'un nain.

En même temps, du côté de la cour, près de l'entrée, des silhouettes se détachèrent de l'ombre. Elles étaient trois, tapies, et presque enveloppées des pieds jusqu'à la tête, de sorte qu'il était impossible à Huy d'en discerner grand-chose ou de voir leurs visages. Elles avaient progressé, silencieuses et rapides, et s'attardaient maintenant à la lisière des ombres. Malgré lui, Huy sentit la peur nouer ses entrailles. En bas, le premier garde éprouvait visiblement la même émotion, car il plia les jambes et chercha l'épée courte accrochée sur sa hanche. Le second, qui tenait une lance, semblait hésiter et regardait non pas les créatures dans la pénombre, mais son compagnon.

Dans un élan soudain d'énergie qui lui sortait des tripes et déchira son estomac, Huy comprit ce qui allait se passer, alors même que le second garde hésitait toujours, tandis que la silhouette centrale sortait de l'ombre.

« Fais-le ! »

Les mots jaillirent en un hurlement terrible, proféré d'une voix stridente et vibrante de folie, et un bras maigre se leva, tendu. Huy tendit instinctivement son propre bras, jeta un cri d'avertissement, mais ses membres étaient de plomb, sa bouche emplie de lin. En bas, les silhouettes exécutaient leur rôle sous ses yeux comme des acteurs dans la danse lente d'une pantomime, et le second garde, apparemment sous l'emprise d'un pouvoir qui le dépassait, portait un coup délibéré en avant, transperçant son camarade de sa pique, que, en bon soldat qu'il avait dû être autrefois, il tourna et souleva avec force avant de la faire ressortir. Le sang suivit la lame en un flot noir impétueux.

Pétrifié, le premier garde regardait le sang qui jaillissait de lui, et qui semblait la seule partie animée de sa personne. Déjà les silhouettes avançaient, le dépassaient, se dirigeaient vers la porte sans se soucier de lui. Le second garde avait jeté sa pique et rejoignait les autres à la porte, où l'une des silhouettes palpait avec assurance la sculpture de gauche, cherchant le verrou de pierre qui, une fois tiré, livrerait la tombe à leur merci. Or si elle était tellement sûre de l'endroit où le trouver…

Huy n'était pas de taille à les arrêter, mais il pouvait courir chercher de l'aide dans le chantier d'ouvriers en contrebas. À condition qu'ils le croient. À condition qu'ils prennent la peine d'alerter la garde. Il envisagea un instant d'attendre que les voleurs pénètrent dans le tombeau pour refermer et bloquer les battants derrière eux, mais ils n'étaient déjà pas trop de trois pour en ouvrir un seul. C'était le moment d'agir.

La main qui écrasa son épaule était d'airain. Il fut soulevé de terre et projeté violemment contre le roc derrière lui, puis à nouveau tiré de l'ombre. Il sentit une odeur fétide, asphyxiante, l'odeur du soufre et du poisson pourri. Le souffle coupé, il ferma les yeux ; quelque chose d'énorme, dur et pourtant vivant, comme un muscle immense, le pressait contre le roc, l'étouffait. Il ne sentait plus ses bras ni ses jambes ; son corps entier n'était qu'une masse de douleur. Il se força à ouvrir les yeux, et plongea son regard dans une face qui paraissait faite de pierres vertes, une face aux mâchoires allongées, aux yeux perçants, où dans une grande gueule rouge une langue sinueuse roulait voluptueusement. Une face dont il se souvenait d'avoir lu la description dans les rouleaux du Livre des Morts : celle de Seth, le démon.

La cité de l'horizon
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